Chaque trimestre, dans Good Vibes, notre newsletter, Sociacom interroge un spécialiste sur son domaine de prédilection. État du secteur, perspectives, conseils, nous donnons la parole aux pros.
Dans Good Vibes 10, nous posons trois questions à Thierry Picq, Professeur de Management, Directeur de l'Innovation à l'emLyon business school et co-auteur de L’art de la performance (Dunod, 2021).
Quel est l’objet de vos recherches ?
Mon métier est d’être enseignant-chercheur, c’est-à-dire de créer et diffuser de la connaissance dans le domaine du management. La façon dont je travaille est un peu particulière : j’étudie le fonctionnement des équipes qui opèrent dans des contextes dits « extrêmes », c’est-à-dire risqués, complexes, incertains et qui nécessitent de la haute performance (comme le sport de haut niveau, les forces spéciales militaires, les explorateurs et aventurier, etc.).
Mon travail consiste à comprendre de l’intérieur leur mode de fonctionnement et, en rapporter des enseignements pour des organisations plus ordinaires (des entreprises) mais qui sont également confrontées de plus en plus à l’incertitude, la complexité et l’impératif de performance. J’utilise une méthode dite de la « pédagogie par le détour », qui consiste à sortir de son univers habituel pour explorer de nouveaux contextes.
Comment l’intelligence collective peut-elle aider les entreprises à se transformer ?
Aujourd’hui, dans un monde complexe et en changement permanent, il parait illusoire de faire reposer un plan de transformation sur l’intelligence d’une seule personne, dirigeant, expert, manager, aussi brillant soit-il. C’est la fin du leader héroïque, omniscience et omnipotent. La source de la performance, qu’elle soit sportive, artistique, business ou sociétale ne peut être que l’œuvre d’un collectif, qui réunit ses ressources pour réaliser un projet qu’aucun de ses membres ne pourrait réaliser seul.
Tout l’enjeu du développement de l’intelligence collective consiste à mailler et faire converger des apports individuels différents et spécialisés, habituellement cloisonnés, vers la construction d’une compétence collective de l’équipe, apte à assurer l’atteinte d’un objectif commun. Même un projet individuel, pour aboutir, doit pouvoir s’appuyer sur des tiers qui apportent des ressources.
Insistons sur un composant essentiel mais mal connu de cette dynamique de création collective : l’articulation des expertises individuelles. Dans les démarches d’intelligence collective, les experts sont sollicités de façon très différente. Ils doivent apprendre à dépasser leur registre habituel d'intervention, et donc à devenir des pédagogues avertis. En effet, pour générer de l’intelligence collective, il ne suffit pas de réunir des spécialistes pointus. Encore faut-il qu’ils puissent travailler ensemble ! Ainsi, chaque expert doit être capable de mobiliser son champ d'expertise en relation et en combinaison avec celle des autres, pour une création collective. C'est typiquement le type de dilemme très inconfortable pour un expert : renoncer à atteindre l'excellence absolue dans son domaine pour bâtir avec les autres un compromis optimum au plan global, mais imparfait au plan local.
Prenons un exemple original dans le monde de la musique. Le quatuor à cordes est certainement l’une des configurations les plus exigeantes dans le monde de la musique classique. Il s’agit de créer une cohésion entre quatre musiciens qui doivent conserver un jeu de solistes, et ceci sans chef d’orchestre ! Chaque musicien est un virtuose, au sommet de son art. Mais si chacun joue au maximum de son talent, la prestation collective est alors ressentie comme décevante, même pour un non mélomane. Pour parvenir à une vraie performance collective, chaque musicien doit alors accepter de « dégrader » son talent pour le mettre au service de la production collective et d’articuler sa prestation individuelle à celle des autres.
On entend parler de l’hybridation du travail. En quoi cette notion résonne-t-elle dans les profils et compétences des collaborateurs ?
L’hybridation des compétences est aujourd’hui une vraie réalité. Popularisé par le CEO de IDEO Tim Brown, le concept de profil en T est plus que jamais d’actualité. La barre verticale du T représente l’expertise propre au métier de la personne, la barre horizontale symbolisant sa capacité à comprendre les sujets transversaux et à collaborer avec des personnes de ces spécialités, comme on l’a vu dans la question précédente, sur l’intelligence collective.
Aujourd’hui, de nombreux parcours de formation proposent des doubles filières technico-commercial, ingénieurs-business, juristes-managers, ou encore étudiants-entrepreneurs pour mettre sur le marché ces profils hybrides, très courtisés.
Le travail lui-même va devenir hybride. D’abord par ce qu’il ne sera plus attaché à un lieu (le bureau) mais prendra la forme d’un flux d’activités réparties entre le domicile, des tiers lieux, des sites d’entreprises aussi ouverts à d’autres, le siège social, des halls de gare, des espaces extérieurs…
Mais également car les métiers et les activités vont s’hybrider. Déjà les formules de fonctions multi-employeurs permettent à des profils experts de travailler pour plusieurs entreprises (DRH, directeur financier, juriste à temps partagé). Demain, le nombre de slashers, c’est-à-dire de personnes qui exercent des activités avec des statuts différents (salariés, indépendants, bénévoles…) et dans des activités différentes (cadres en entreprises, auto-entrepreneur la journée, artiste le soir, agriculteur ou bénévole dans une association le week-end…) ne cessera d’augmenter.
L’hybridation nécessite d’être fort sur ses fondamentaux et ses points d’appuis, ses points de personnalités et ses compétences. L’hybridation est donc une démarche exigeante, qui nécessite de bien se connaître pour être d’autant plus solide dans cette rencontre avec l’altérité. L’impératif d’hybridation constitue donc une belle invitation pour les personnes à réfléchir à leur singularité, et surtout un fabuleux vecteur d’apprentissage et de développement, dans la déstabilisation issue de la confrontation à l’autre, à la diversité, à l'incasable, au flou,… De quoi favoriser des postures de remise en cause et d’apprentissage, nous, qui avons besoin de ranger la réalité dans des cases, sur lesquelles nous collons des étiquettes rassurantes.
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